Là où j’ai mal, c’est là que je me suis laissé

Nous avons tous, quelque part en nous, des zones de friche. Des territoires oubliés. Des morceaux de vie que nous avons abandonnés au détour d’un choc, d’une peur, d’un renoncement ou d’une trahison. Ces lieux intérieurs, nous les évitons avec soin. Nous les recouvrons de mille activités, d’obligations et de discours rationnels pour ne pas entendre l’écho qui monte de ces profondeurs. Mais il suffit qu’un événement, une parole, un visage ou même un simple silence touche juste… et la douleur resurgit.
Ce que nous appelons « mal » n’est pas toujours une blessure fraîche. C’est souvent le fantôme d’une ancienne version de nous-mêmes, figée dans le temps, qui continue à souffrir parce qu’on l’a laissée derrière. Là où j’ai mal, c’est là que je me suis laissé. C’est l’endroit exact où j’ai cessé d’être présent pour moi-même.
 
Le moment où l’on se perd
On ne se perd pas toujours d’un coup. Parfois, on s’éloigne de soi par petites fractions, à chaque fois qu’on accepte une situation qui nous déchire, qu’on renonce à dire ce qui brûle dans notre gorge, ou qu’on choisit de ne pas se défendre pour éviter un conflit. C’est discret, imperceptible même… et c’est justement ce qui rend la perte insidieuse.
À d’autres moments, la rupture est brutale. Un accident, un décès, une humiliation publique, une trahison sentimentale… Ces instants-là créent une faille nette dans le fil de notre vie. Avant, il y avait une certaine continuité. Après, plus rien n’est pareil. On avance, mais pas entier. On marche en laissant derrière soi une partie de notre identité, une énergie qui aurait dû continuer à nous porter.
Et plus on laisse ces parties de nous errer dans l’ombre, plus elles deviennent lourdes à porter.
 
La douleur comme rappel
La douleur – qu’elle soit physique, émotionnelle ou existentielle – a une mémoire parfaite. Elle ne ment jamais. Elle sait exactement où et quand on s’est détourné de nous-même. Elle frappe comme un rappel. Non pas pour nous punir, mais pour nous ramener.
Il est tentant de vouloir l’étouffer. Avec des distractions, de la consommation, des projets en série, ou même avec un excès de « développement personnel » qui cherche plus à faire taire la douleur qu’à l’écouter. Mais la douleur n’est pas une ennemie. Elle est un messager. Elle dit : « Reviens. Ce morceau de toi est toujours là-bas. Il t’attend. »
Plus on ignore ce message, plus le corps et l’esprit trouvent des moyens détournés de le faire entendre : troubles du sommeil, anxiété, colères disproportionnées, apathie profonde… Jusqu’au jour où on se dit : « Ce n’est plus possible. Je dois y retourner. »
 
Retourner là où l’on s’est laissé
Ce retour, c’est le travail le plus courageux qu’un être humain puisse entreprendre. Parce qu’il implique de traverser la route en sens inverse, jusqu’au lieu précis où nous avons tourné le dos.
Cela demande de se confronter à des images, des odeurs, des sensations, des mots que nous avions juré d’oublier. Parfois, c’est revisiter un souvenir d’enfance, une chambre, une table de cuisine, un regard qui nous a marqué au fer rouge. Parfois, c’est replonger dans une scène d’adulte, un bureau, un tribunal, un lit défait, un quai de gare.
Mais ce n’est pas seulement un voyage mental. C’est un engagement viscéral à retrouver l’enfant, l’adolescent, l’adulte que nous étions à cet instant et à lui tendre la main. À lui dire : « Je suis revenu. Je ne te laisserai plus seul. »
 
Le risque de s’y perdre à nouveau
Attention toutefois : revisiter ces lieux intérieurs n’est pas un exercice de nostalgie. Ce n’est pas non plus une thérapie de complaisance où l’on ressasse les blessures jusqu’à s’y enfermer.
Le risque, quand on retourne là où on s’est laissé, c’est de confondre guérison et répétition. Certains passent des années à raconter encore et encore leur blessure, croyant que cela les libère, alors que cela les maintient dans le même couloir de douleur.
La clé, c’est de revenir en témoin adulte, pas en victime réactivée. D’apporter dans cet espace oublié tout ce que nous avons appris depuis. De redevenir le parent, l’ami, le protecteur, le guide que nous n’avons pas eu à ce moment-là.
 
Ce que l’on retrouve en chemin
En retrouvant ces parts de nous-mêmes, nous ramenons bien plus qu’une absence comblée. Nous ramenons aussi la créativité, l’élan vital, l’intuition, la spontanéité qui s’étaient enfuis avec elles.
Un exemple : quelqu’un qui a cessé de chanter parce qu’un jour, un professeur ou un parent lui a dit qu’il chantait faux. Pendant des années, il évitera toute situation où il pourrait chanter. Mais en retrouvant ce moment, en revoyant l’enfant qu’il était, en lui rendant sa place, il ne récupère pas seulement sa voix. Il récupère aussi la confiance d’exprimer qui il est sans peur du jugement.
Là où nous avons mal, il y a souvent un trésor enfoui sous la cendre. Une aptitude, une passion, une vérité qui attend d’être réhabilitée.
 
Le choix de revenir entier
Il faut du courage pour regarder en face ce qu’on a fui. Mais il en faut encore plus pour accepter d’intégrer à nouveau cette partie dans notre vie. Parce que cela implique de changer. De dire non là où on disait oui. De s’affirmer là où on se taisait. De se montrer vulnérable là où on portait un masque.
Beaucoup préfèrent continuer à vivre avec un morceau manquant plutôt que de bouleverser l’équilibre fragile qu’ils se sont construit. Mais cet équilibre n’est qu’une illusion. Un faux plancher qui craque à la moindre secousse.
Revenir entier, c’est accepter de ne plus vivre dans un décor bricolé. C’est retrouver la maison originelle, même si elle demande d’importants travaux.
 
Ce qui change après
Quand on revient à soi, vraiment, quelque chose d’irréversible se produit. Les relations changent. Les priorités se déplacent. Les ambitions se clarifient. Il devient difficile, voire impossible, de se trahir à nouveau.
Cela ne veut pas dire que la douleur disparaît totalement. Mais elle devient un repère plutôt qu’un fardeau. On sait désormais l’écouter dès qu’elle pointe, et intervenir avant qu’elle ne devienne une clameur.
Et surtout, on cesse de courir après des solutions extérieures pour combler un vide intérieur. On comprend que ce vide n’était pas un manque… mais un exil.
 
Là où j’ai mal, c’est là que je me suis laissé n’est pas une phrase poétique. C’est une vérité clinique de l’âme. Elle nous rappelle que nos douleurs les plus profondes ne sont pas des ennemies à vaincre, mais des boussoles à suivre. Elles pointent exactement vers l’endroit où nous nous sommes abandonnés.
Le travail, le vrai, consiste à y retourner. Pas pour effacer ce qui s’est passé, mais pour y rétablir notre présence. Parce qu’une fois que nous avons récupéré toutes ces parts éparpillées, nous ne sommes plus en morceaux. Nous redevenons un être complet. Et c’est seulement dans cette complétude que nous pouvons vivre, aimer et créer sans que le passé tienne encore la plume.
 
Rafael Arieli